Influence as a service: l’illustration de la Dame de Sochi

Au cœur des démocraties libérales, la liberté d’opinion demeure un pilier intangible. Mais c’est précisément cette valeur, socle du débat public ouvert, que certains États malveillants exploitent désormais à des fins d’ingérence. Plutôt que de recourir aux traditionnels faux comptes sur les réseaux sociaux – une méthode aujourd’hui obsolète et peu crédible – ces acteurs préfèrent désormais l’authenticité, ou du moins son apparence.

Bienvenue dans l’ère de l’« influence as a service », où les campagnes d’influence ne s’appuient plus sur des avatars anonymes, mais sur des figures bien réelles, suivies, et souvent rémunérées. Des influenceurs au service de causes géopolitiques, souvent sans le dire, louent leur audience à des États étrangers pour relayer des messages ciblés, construire des opinions favorables, ou décrédibiliser un camp adverse.

Ce modèle répond à plusieurs objectifs : capter des communautés fidèles, bénéficier de la crédibilité sociale de ces figures, et injecter des messages politiques dans des sphères souvent imperméables aux canaux classiques de communication institutionnelle. Loin d’être marginal, le phénomène s’impose comme l’un des leviers centraux des stratégies d’influence offensives, en particulier pour la Russie sur le continent africain.

En mai dernier, le DFRLab (Digital Forensic Research Lab) publiait une enquête édifiante : des influenceurs sud-africains y sont identifiés comme participants à des campagnes de désinformation sur la plateforme LIT, visant explicitement à relayer des messages anti-ukrainiens, dans le cadre d’une stratégie plus large d’opérations informationnelles pro-Kremlin.

Il ne s’agit donc nullement d’un débat d’idées ou de liberté d’expression, mais bien de la manipulation délibérée de ces principes à des fins offensives, agressives et profondément déstabilisatrices. Ce n’est plus la pluralité d’opinion qui est en jeu, mais sa subversion méthodique au service d’intérêts hostiles.

INPACT/AEOW a choisi de présenter plusieurs exemples liés à Nathalie Yamb, figure centrale d’un écosystème d’influence solidement structuré. Loin d’un simple activisme spontané, les enquêtes révèlent des dispositifs soigneusement planifiés, bénéficiant d’un soutien matériel et logistique en provenance directe de cercles liés à l’appareil russe. Coordination des relais, synchronisation des prises de parole, diffusion multi-plateforme et mobilisation de ressources techniques : les campagnes auxquelles elle participe illustrent un mode opératoire rationalisé, pensé pour maximiser l’impact informationnel. Plus qu’une voix singulière, Yamb apparaît comme un rouage stratégique d’un mécanisme d’influence externalisé, où la communication politique s’adosse à des moyens concrets, calibrés et orchestrés en amont.

La Côte d’Ivoire est dans le giron de la Russie qui va envoyer une délégation de consultants via les activités Wagner en Janvier 2019 (voir plus bas). Les premiers contacts publics de Nathalie Yamb avec la Russie remontent au printemps/été 2019 où elle est le bras droit d’un homme politique camerounais Mahmadou Koulibaly du parti LIDER, opposant au président Ouattara. Mahmadou Koulibaly est interviewé sur Sputnik en mai 2019. Ils partent en Russie chercher des financements pour préparer la campagne présidentielle ivoirienne de 2020. Dès lors, elle est identifiée comme une figure intéressante pour communiquer les messages russes en Afrique et auprès des diasporas africaines et reviendra de multiples fois en Russie, notamment comme invitée de premier plan à des forums de haut niveau réunissant exclusivement

L’équipe du parti LIDER à Moscou en Juillet 2019

Le Projet AFRIC

L’engagement de Nathalie Yamb auprès de la Russie est rendu public via la structure AFRIC qui se présentait comme un think tank pour penser l’Afrique différemment mais aussi un groupe d’observateurs des élections en Afrique. En réalité, ce groupe créé de toute pièce au sein du Back Office du groupe Wagner était un projet d’influence au service des intérêts russes et participant notamment au soutien de candidats africains poussés par le Kremlin et comme agence de détection des talents africains susceptibles de porter les messages de Kremlin.

Nathalie Yamb apparait à plusieurs événements en Russie et en Europe aux côtés des cadres du Back Office de Prigojine à présent sous sanctions internationales.

Octobre 2019 avec l’équipe de AFRIC/ Back Office à Sochi
Nathalie Yamb avec l’équipe de AFRIC et du Back Office de Prigojine dont Yulia Afanasayeva Berg, cadre des opérations d’influence russe sur l’Afrique
A Berlin

Il est à noter que la mort de Evgeny Prigojine n’a pas enrayé les liens entre l’appareil d’état russe et Nathalie Yamb qui a participé notamment à l’animation du référendum russe dans les territoires occupés en Ukraine en September 2023 à l’initiative du gouvernement russe avec d’autres ex membres d’AFRIC et du back office Wagner.

Nathalie Yamb anime le scrutin organisé dans les territoires occupés ukrainiens en Septembre 2023

Soutien planifié et matériel russe aux actions de communication de l’influenceuse

Mais, l’utilisation des influenceurs pour soutenir des actions d’influence offensives va plus loin que la simple concordance des positions politiques. Il s’agit d’une entreprise bien préparée. INPACT/AEOW a pu obtenir au cours des trois derniers années des documents provenant des bureaux de la holding Concord appartenant à Evgeny Prigojine et gérant les activités du groupe Wagner dont la partie influence avec un bureau Afrique très actif nommé “back office” ou “Africa Politology”. Ces documents décrivent une partie des actions d’influence créées et déployées par ce back office, listent les employés et leurs salaires, donnent les budgets des actions de communication et les rémunérations des médias et de certaines personnes comme Kémi Seba. Ce sont des documents de pilotage de projets (dont AFRIC), de budgets et des stratégies et plans d’action pour étendre l’influence de la Russie sur le continent Africain. Ils démontrent donc l’existence d’une stratégie de communication pensée, planifiée et déployée à des fins offensives pour accroître l’acceptabilité du groupe Wagner, promouvoir les intérêts de la Russie, décrédibiliser leurs compétiteurs (l’occident) et servir les interêts de leurs clients.

Un document budgétaire en particulier rapporte le paiement du déplacement de Nathalie Yamb à une conférence de la Chambre Civique de la Fédération de Russie en décembre 2019. Africa Politology finance son visa, ses nuits d’hôtel à Moscou, ses billets d’avion et son transport mais la deffraie aussi de 16000 roubles (environ 228 euros en 2019).

Extrait d’un document budgétaire de Africa Politology

Le billet d’avion est pris pour un départ depuis Abidjan en Côte d’Ivoire le 7 décembre 2019. Mais Nathalie Yamb se retrouve expulsée de Côte d’Ivoire le 2 décembre 2019 suite à son intervention au Sommet de Sochi.

Facebook – Nathalie Yamb

Elle partira en fait de Suisse à la conférence aux côtés de l’équipe AFRIC.

Facebook – Nathalie Yamb
Facebook – Nathalie Yamb

D’ailleurs, les dépenses liées à Nathalie Yamb sont notées sous le code “RP/39” dans le budget du Back Office/Africa Politology et font référence à plusieurs interventions de l’influenceuse en Russie et en Europe.

Extrait des documents budgétaires du Back Office/Africa Politology

Avant son départ de Cote d’Ivoire en décembre 2019, les équipes du Back Office/Africa Politology organiseront une mission sur place en Janvier 2019 comprenant des enquêtes d’opinion par téléphone, des focus groupes, le paiement d’un ou plusieurs experts sur place pour un montant total de 2240 USD et un pourboire de 1200 USD pour l’expert.

Extrait des documents budgétaires du Back Office/Africa Politology

DCI, la campagne improbable

INPACT/AEOW a identifié plusieurs campagnes coordonnées impliquant des médias russes et des actifs numériques, menées en synergie avec des influenceurs. Parmi elles, l’une des plus surprenantes demeure la campagne visant la société française DCI — un sujet particulièrement technique, éloigné tant des thématiques habituellement portées par Nathalie Yamb que des centres d’intérêt de ses audiences. Ce cas emblématique illustre parfaitement les ressorts de l’« influence à louer » : une opération manifestement exogène, sans lien organique avec l’écosystème de l’influenceuse, mais intégrée à sa communication dans une logique d’orchestration stratégique.

Le 26 novembre 2022, le canal Telegram RYBAR – un blog militaire russe d’abord financé par le groupe Wagner, puis soutenu par ROSTEC, fleuron du complexe militaro-industriel russe – publie un post accusateur sur l’implication de la France dans le soutien à l’Ukraine. L’attention se porte notamment sur la société française DCI (Défense Conseil International), opérateur du ministère des Armées chargé de la formation, du conseil et du suivi des transferts d’armement à l’international. Le post met également en lumière les activités de DCI en Afrique, dans une tentative à peine voilée de nourrir une rhétorique anti-française.

Post initial sur Telegram de Rybar le matin

Le même jour, le compte X de Rybar republie le message en anglais, finalement noyé dans le flot d’informations.

Compte Rybar sur X le soir

Bien qu’il s’agisse d’un sujet particulièrement technique et peu médiatisé, il va rapidement trouver un écho grâce à Nathalie Yamb, qui s’en empare pour le relayer auprès de ses audiences. Sa reprise permet au narratif d’être propulsé dans les sphères informationnelles africaines, où il sera amplifié et intégré dans un discours plus large de contestation de la présence française sur le continent.

Nathalie Yamb publie un thread nourri d’images sur X sur DCI et son action en Afrique le 27 Novembre en début d’après-midi. Cette fois-ci le récit est focalisé sur DCI comme société paramilitaire agissant en Afrique et dont la DGSE est l’actionnaire afin de nullifier l’attention portée sur les activités du groupe Wagner sur le continent.

Rapidement, le post est relayé sur deux jours par des comptes authentiques mais probablement aussi amplifié par des comptes inauthentiques sur un ensemble de plateformes: X, Facebook et Telegram. Difficile d’imaginer la résonnance du sujet de DCI auprès des communautés de Nathalie Yamb, ni même de son arrivée sur le radar de l’influence.

A louer: promotion d’autres pays?

La Russie est-elle le seul État à avoir eu recours aux services de Nathalie Yamb ? Y-a-t-il coordination des efforts? La question reste ouverte. Si son rôle dans les campagnes pro-Kremlin est bien documenté, INPACT/AEOW a également relevé des prises de position alignées sur les intérêts chinois, notamment au plus fort de la crise du Covid-19 en 2020. Plusieurs contenus relayés à l’époque faisaient l’éloge de la gestion sanitaire chinoise, tout en mettant en avant la supériorité géopolitique et technologique de Pékin face aux démocraties occidentales. Ces éléments suggèrent que l’influence à louer pourrait s’exercer au bénéfice de plusieurs commanditaires, selon les conjonctures.